La mise en œuvre et le respect de la procédure de lancement d’alerte constitue un des points de vigilance de tout auditeur dans le cadre d’une demande de labellisation en RSE (Responsabilité sociétale des entreprises). Nous republions ici cet article très éclairant (légèrement synthétisé) qui illustre les difficultés qu’ont les entreprises à mettre cette procédure en place pourtant destinée à les protéger autant que les clients ou consommateurs.

Depuis quelques semaines, l’actualité met les lanceurs d’alerte sur le devant de la scène.

Luxleaks : en février 2023, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a annulé la condamnation pénale de Raphaël Halet, qui avait révélé les pratiques d’évasion fiscale de PriceWaterhouseCoopers.

Mediator : le procès en appel du Mediator se déroule actuellement en France, dans lequel le groupe pharmaceutique a été reconnu coupable en première instance de « tromperie aggravée » et d’« homicides et blessures involontaires ». Une sentence qui n’aurait pas pu être prononcée sans les révélations de la pneumologue Irène Frachon sur la dangerosité du coupe-faim commercialisé pour traiter le diabète.

La protection des lanceurs d’alerte : en Europe, elle est sur le point de bénéficier d’un nouvel élan d’envergure. Transposée y compris en France, la directive européenne sur le signalement d’irrégularités (2019/1937) des 27 États membres met à jour ou introduit de nouvelles législations.

Les organisations de 50 employés ou plus doivent donc à présent se munir d’un système de lancement d’alerte interne.

Ce point est particulièrement important. En effet, 95 % des personnes signalent d’abord l’irrégularité à l’intérieur de leur organisation avant d’envisager de le faire à l’extérieur.

Or, la principale difficulté consiste justement à bien gérer les cas de lancement d’alerte au sein de l’organisation. L’exemple de Yasmine Motarjemi est hélas bien connu : en tant qu’experte en sécurité alimentaire chez Nestlé, avait alerté sur la nocivité de certains produits alimentaires pour bébés. En dépit de cette révélation, l’entreprise avait placé la lanceuse d’alerte sous la supervision du responsable de cette ligne de produits défectueux qui a fait barrage à toutes ses actions. Peu après, elle était licenciée.

Visions opposées

La récente recherche des auteurs de l’article (Journal of Business Ethics), s’est penchée sur les raisons de ces difficultés :

  • D’un côté, le lanceur d’alerte ne donne pas toujours toutes les informations pertinentes et pourrait de surcroit avoir des attentes irréalistes.
  • De l’autre côté, la direction de l’entreprise qui veut juste « tourner la page » et peut, elle aussi, avoir des attentes qui sont… irréalistes !

Coincé entre les deux, le responsable de la conformité nommé par l’entreprise a la volonté de régler le problème mais se retrouve balloté entre deux protagonistes aux visions opposées.

La théorie de l’agence, qui s’intéresse à l’asymétrie d’information et aux divergences d’intérêts entre deux parties, permet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles le traitement des signalements d’irrégularités est si difficile, et aide à identifier quelques solutions.

Dans le cas d’un lancement d’alerte au sein d’une entreprise, la situation est particulière :

  • la direction de l’entreprise délègue la tâche de traiter les cas de lancement d’alerte au responsable de la conformité ;
  • parallèlement, le lanceur d’alerte délègue au responsable de la conformité la tâche d’enquêter sur les actes répréhensibles et d’y mettre fin.

À première vue, ces tâches semblent identiques, mais en réalité, le responsable de la conformité se trouve pris en étau entre le lanceur d’alerte et la haute direction.

Trois problèmes majeurs

Le responsable de la conformité est donc confronté à trois problèmes :

  • Premièrement, les parties ont des objectifs divergents sur la « bonne gestion » d’un lancement d’alerte. Le lanceur d’alerte aura tendance à se concentrer sur le résultat alors que la direction voudra d’abord réduire les conséquences néfastes de cette situation pour l’organisation. L’intérêt du responsable de conformité réside, quant à lui, dans le respect des procédures et dans la conduite d’une procédure d’enquête appropriée.
  • Deuxièmement, les efforts du responsable de la conformité peuvent être mal perçus. Le lanceur d’alerte ne perçoit pas les efforts réels du responsable de conformité puisque ce dernier ne peut pas l’informer de tous les détails de l’enquête en cours. La direction ne perçoit pas non plus les efforts réels et la manière dont le responsable de la conformité traite un rapport, principalement parce qu’elle perçoit les efforts au regard du nombre de rapports et de dossiers finalisés.
  • Troisièmement, le lanceur d’alerte et la haute direction prennent tous deux des risques en communiquant avec le responsable de la conformité, mais de manière très différente. Le lanceur d’alerte, parce que le responsable de la conformité pourrait ne pas prendre ses préoccupations au sérieux ou ne pas garder son identité confidentielle. La direction, dans la mesure où la protection de la réputation de l’organisation et la prévention des litiges sont entre les mains du responsable de la conformité.

Coût psychologique

Le lanceur d’alerte et la haute direction ont chacun leurs propres coûts de surveillance en essayant d’observer et de contrôler le comportement du responsable de la conformité afin de réduire leur propre prise de risque.

Le responsable de la conformité supporte des coûts de fidélisation doubles : vis-à-vis du lanceur d’alerte, il veut être un enquêteur crédible et préserver la confidentialité de celui-ci. Mais il doit aussi supporter le coût du stress psychologique parce qu’il ne peut pas être totalement transparent avec le lanceur d’alerte.

Pour la direction, il veut être un interlocuteur crédible en incitant les gens à signaler les actes répréhensibles en interne et en traitant rapidement les problèmes qui y sont associés. Mais il supporte là aussi le coût du stress psychologique car il ne peut maîtriser complètement les éventuelles prochaines actions du lanceur d’alerte.

Ces problèmes peuvent être résolus en donnant au responsable de la conformité les moyens de réduire ses coûts de fidélisation vis-à-vis du dénonciateur et de la haute direction.

Une question de confiance… et de preuves !

Cela peut se faire de différentes manières.

Par exemple :

  • en publiant des indicateurs de performance du processus de traitement,
  • en communiquant les procédures et les efforts déployés pour préserver la confidentialité,
  • ou en informant régulièrement les lanceurs d’alerte de l’évolution de la situation.

La norme ISO 37002

L’alignement du système interne de signalement sur une norme de référence externe, comme la norme ISO 37002, peut également contribuer à rendre le responsable de la conformité plus digne de confiance aux yeux de toutes les parties prenantes.

Des formations

Les cadres supérieurs devraient également suivre les formations offertes sur le lancement d’alerte et sur la manière dont les signalements d’irrégularités sont gérés.

Incitations salariales

Mais, il convient également d’étudier les grilles d’incitations salariales qui récompensent l’efficacité du traitement des signalements.

En conclusion

Ces mesures de gouvernance visent à faire du responsable de la conformité un leader digne de confiance dans le processus de signalement interne. La confiance n’est pas seulement nécessaire pour motiver les employés à « s’exprimer ». Elle est aussi nécessaire pour garantir aux lanceurs d’alerte et à la direction que le système de signalement interne fonctionne réellement, notamment parce que le responsable de la conformité est habilité à agir et déterminé à accomplir sa mission.

Le renforcement de la protection juridique des lanceurs d’alerte dans les États membres de l’UE oblige les entreprises à mettre en place un système interne de signalement d’irrégularité. Par conséquent, il devient crucial pour les organisations de munir le responsable de la conformité d’un mandat fort. Une meilleure compréhension de la complexité de la gestion des signalements internes peut motiver les organisations à mettre en œuvre certains moyens visant à rendre les systèmes de signalement interne plus efficaces.

Wim Vandekerckhove, Professeur en éthique des affaires, EDHEC Business School; Nadia Smaili, Professor in Accounting (forensic accounting), Université du Québec à Montréal (UQAM) et Paulina Arroyo Pardo, Professeure titulaire ESG , Université du Québec à Montréal (UQAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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